{Texté posté pour la première fois le 17 mai 2023 sur mes réseaux sociaux.]

Parfois j’arrive à la sortir dans une conversation avec beaucoup de détachement et je vois les visages qui m’écoutent s’allonger, parfois elle vient me taper dans le crâne comme un coup de marteau quand je suis tout seul. Cette citation, c’est celle de mon maître de stage, à Berlin, en mai 2016. J’avais presque 26 ans, et j’étais alors en première année de mastère.

C’était un stage qui n’avait pas très bien commencé. Je devais débuter le 9 mai, avec une semaine pour trouver un logement sur place ; et finalement j’ai commencé le 2 mai, lendemain de mon arrivée, parce qu’il (mon maître de stage) l’avait décidé – alors que j’étais venu en touriste au bureau pour faire connaissance une heure, comme on l’avait décrété mutuellement. J’ai aussitôt enfourché son vélo et j’ai roulé dans Berlin pour aller lui chercher ses commandes. Je croyais rêver.
Ce stage était naze, avec le recul je me dis qu’il y avait trop de mauvais signaux. J’ai passé ma première semaine seul dans l’agence, avec un SMS de temps en temps pour me donner des tâches. J’ai classé des stickers et des tee-shirts pendant trois jours, j’ai fait du ménage, et je faisais quelques travaux sans importance. J’aurais dû me douter que ça finirait mal, mais j’étais désireux de faire les choses jusqu’au bout ; et j’admettais qu’un début de stage à l’étranger, dans un pays dont je ne parle pas la langue, ça serait difficile. J’étais quand même fier d’avoir obtenu un stage avec ce mec, qui faisait les pochettes d’albums d’une de mes icônes musicales.

Puis il est rentré de vacances, et sont arrivées avec lui des règles étranges - 15 pistes visuelles à créer en deux heures par client à déposer avant une heure précise dans sa Dropbox – et jamais il n’était content du travail fourni, pas le droit d’écouter de la musique, même avec des écouteurs, et lui regardait toute la journée des vidéos d’un youtubeur le son des enceintes à fond, je devais dire quand j’arrivais à l’agence alors qu’il ne venait parfois pas de la journée et ne me prévenait pas… Et je me taisais, je m’écrasais littéralement.
Quelques jours après mon arrivée, j’ai débarqué avec mes valises au boulot. Je n’avais plus d’endroit où loger, c’était un vendredi, je n’avais toujours pas de collocation et tous les hôtels étaient plein. Je l’avais prévenu, mais il a quand même tiré la tronche au téléphone et me faisait bien comprendre qu’il n’était pas d’accord avec ça. Alors qu’il était absent, et ne m’avait pas prévenu. Une fois de plus, je n’ai rien dit.

La semaine suivante, tout a basculé. Il m’a invité au resto avec ses « potes », toutes et tous des ancien·ne·s stagiaires à lui ; l’invitation était un peu forcée et gênée, parce qu’il avait passé son temps à côté de moi à organiser la rencontre. Le repas était étrange, et j’aurais dû me douter que ça finirait mal, mais j’ai fermé les yeux. Au moment où il a quitté la table pour retrouver sa femme pour quelques minutes, les langues se sont déliées.

« Tu sais, S, il est cool. Bon par contre il va te faire pleurer en tant que stagiaire. On a toutes et tous pleuré, mais tu verras, il est cool après ».

Après. Comme si attendre 4 mois et rentrer en France pour enfin voir son côté cool, c’était une bonne idée. J’ai paniqué intérieurement, puis S est revenu à table ; et là, de bon cœur, parce que la soirée se passait bien et qu’il était détendu, il a décidé de dire des choses. Comme par exemple avouer qu’il était bourré à notre entretien en visio, que c’était un défi et une activité récurrente avec une pote à lui, ou que tous ses « potes » sont ses ex-stagiaires (sans blague) ; puis toujours sur sa lancée, il décide de parler des personnes qui ont postulé pour un stage l’été, à savoir moi, et un autre gars. Et c’est ainsi qu’est sortie gratuitement cette phrase, devant ses « potes » : « j’avais le choix entre un stagiaire gay ou un stagiaire talentueux. Je t’ai pris toi ».

Je n’ai pas très bien compris sur le moment quel en était le sens réel mais elle faisait mal ; être accepté pour un stage, c’est être choisi pour son CV et son portfolio, non ? Certain·e·s choisiraient donc des stagiaires pour leur sexualité ? J’ai souri, de peur d’avoir mal compris la phrase en anglais, pour garder la face devant un groupe de personnes que je ne connaissais pas, certaines françaises, d’autres allemandes, et toutes ses ex-stagiaires.

Il m’a fallu peu de temps pour comprendre le vrai sens de ses mots ; c’est quand il a fini par me demander deux jours plus tard si j’utilisais des applications de rencontre gay et par trop vouloir savoir de choses sur ma vie privée que j’ai compris. Il était quelque chose comme 11 heures, j’étais en plein travail sur un projet à mon bureau, il regardait encore des vidéos de son youtubeur préféré ; ses demandes sortaient de nulle part, et j’y ai mis un stop. Et c’est ainsi que ses réactions ont fini par être de plus en plus démesurées plus les heures passaient : provocations, humiliations, et pour finir, plus aucune communication pendant toute une journée, parce que j’avais refusé la veille qu’il m’appelle « sa petite chienne ».

C’était un vendredi, il était 16h00, il venait de claquer la porte du bureau sans même m’avoir dit bonjour ou parlé de la journée. Après trois semaines à en baver, je venais de comprendre qu’en plus de tout le harcèlement moral que j’avais pu subir de sa part, je n’étais rien d’autre que son stagiaire homosexuel, et qu’il s’était lassé parce que je n’étais pas intéressé par être sa bête de foire, la curiosité du bureau. J’ai pleuré, j’ai appelé des copines, et j’ai décrété que je quittais Berlin le lundi matin, après lui avoir rendu ses clés. Quelques jours plus tard, j’apprenais qu’il avait déjà harcelé moralement d’anciens stagiaires, des garçons, et qu’il les faisait travailler à sa place, avant de virer les plus doués.

17 mai 2023, sept ans plus tard. En cette journée de lutte contre les LGBTphobies, je fais le choix de partager cette histoire, que j’ai toujours gardée pour un public restreint et de confiance, parce qu’elle me fait encore mal. Mais hier soir, en pleine écoute du débat qui a suivi le documentaire « Homos en France » sur France 2, cette phrase a à nouveau résonné dans le fond de mon crâne, et j’ai réalisé que c’était trop. Beaucoup de personnes vivent encore cela au boulot, et ne pas en parler, c’est ne pas faire changer les choses ; je pourrai militer tant que je veux, mais ne pas parler des problèmes, c’est accepter que cela arrive.
Auprès autant de temps, je n’attends aucune réparation de sa part. Parce qu’il n’a possiblement plus de souvenirs de moi, mon passage dans son agence a été beaucoup trop rapide. J’espère juste qu’aujourd’hui il ne fait plus les mêmes erreurs avec ses stagiaires, et que s’il vient à me lire un jour, il comprenne le mal qu’il a pu me faire. De mon côté je m’engage à rester à l’écoute des personnes victimes de harcèlement et de LGBTphobies au travail et à les aider à trouver des solutions que je n’ai pas pu trouver sept ans plus tôt.

Si vous vivez une situation semblable, éloignez-vous de suite de la ou des personne(s) qui en est/sont responsable(s), et demandez réparation, que ce soit auprès de la justice ou d’équipes spécialisées en médiation. Le harcèlement et les LGBTphobies n’ont pas leur place au travail, et ces comportements sont punis par la loi. Et n’oubliez jamais : vous n’êtes jamais seul·e·s. Il y aura toujours quelqu’un qui a vécu des choses similaires, autour de vous, dans votre famille, dans vos ami·e·s, dans votre équipe, et qui pourra vous aider ou prendre la parole avec vous. Il y a aussi des comptes comme @balancetonagency sur Instagram qui sauront vous aiguiller, parfois même vous faire entrer en contact avec d’autres victimes de vos bourreaux. N’abandonnez pas.

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